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Opinión | Doctor Glodel Mezilas/Experto en estudios latinoamericanos y Diplomático haitiano

Au-delà de toute appartenance politico-idéologique ou autre, cet article s'efforcera de jeter quelques éclairages sur la conjoncture politique actuelle du pays, suite au constat du vide constitutionnel en raison de la fin du mandat présidentiel controversé de Mr. Michel Joseph Martelly, le 7 février 2016.

Cette situation est le point de départ de ma réflexion. Il s'agit dès lors de confronter cette expérience politique avec un discours critique, lequel cherche à saisir la complexité de cette réalité nouvelle.

 Aussi, il me convient de penser ou de saisir l'intelligibilité d'une situation qui s'impose à tous comme une réalité brute et exceptionnelle. Dès lors, la production d'un concept critique lié à cette réalité m'oblige à aller au-delà des idées reçues, des formes de penser ordinaires, à critiquer les formes d'institutionnalisation du politique (les principes) et de la politique (les pratiques) en Haïti.

Si mon indépendance politique et idéologique vis-à-vis de la conjoncture politique nationale actuelle n'est pas une garantie éthique et intellectuelle suffisante pour rendre pertinente ou acceptable mon analyse, il n'en demeure pas moins qu'elle me permet d'articuler un discours soucieux de l'intérêt général du pays, à savoir, un discours qui en raison de sa neutralité ou son impartialité examine la réalité dans toute sa complexité, son ouverture, son indétermination et ses potentialités.

Conjoncture politique comme évènement

Je considère la conjoncture politique actuelle du pays comme une sorte d'évènement, c'est-à-dire, un phénomène inouï, radicalement nouveau. Il s'agit d'une situation qui excède l'ordre constitutionnel, juridique établi. Sa signification est hors constitution, hors système, hors statu quo. Autrement dit, cette conjoncture politique est une véritable crise, une crise pas comme les autres. Dans mon ouvrage Qu'est-ce qu'une crise? Éléments d'une théorie critique, Paris, L'Harmattan, 2014, je souligne que toute crise met en question l'ordre établi. Elle est une sorte d'extériorité, de supplément par rapport au passé et au présent. Aussi est-il nécessaire de faire appel à l'imagination créatrice pour y faire face. Dans ce cas, l'imagination est appelée à saisir ce qui est latent dans le mouvement de la crise. C'est là qu'elle joue véritablement son rôle novateur.

En référence à notre contexte actuel, ce rapport entre crise et imagination est plus que nécessaire et d'actualité, car le vide constitutionnel constaté oblige à faire preuve de créativité politique, et postérieurement juridique. Le silence du droit ne signifie pas qu'il faut se laisser aller au désespoir, au pessimisme, ni doit être interprété comme une faille de l'ordre constitutionnel, mais plutôt comme le moment de penser la complexité du politique, du social. Cela veut dire que la réalité humaine ne dépend pas seulement du passé (du droit), mais aussi de l'avenir. Le droit est d'ailleurs une création des évènements, des conjonctures, des luttes idéologiques, des impératifs du nouveau.

Penser une réalité en dehors de l'ordre du droit, c'est aussi se référer à l'imagination créatrice pour dégager l'utopie juridique qui se cache derrière le non-dit de la conjoncture. La réalité politique est aussi porteuse d'utopie, d'avenir. Il y a du pas-encore derrière ce qui est, il y a de l'être derrière le non-être, il y a du possible derrière le réel, il y a du politique (futur) derrière l'historique (passé). Toute la question est de saisir la dialectique entre ce qui est et ce qui n'est pas encore, entre ce qui arrive et ce qui doit être pensé.

La conjoncture politique actuelle permet de saisir la plasticité de toute réalité politique, l'impuissance du droit face à la flexibilité, l'indétermination, les potentialités et l'ouverture du réel. Le droit est par nature conservateur et renvoie au passé, alors que l'évènement regarde l'avenir. Il échappe à toute détermination du passé. Sa logique est de l'ordre de l'inouï, du nouveau et  de l'indéterminé.

La conjoncture politique actuelle veut dire aussi que les acteurs haïtiens doivent être en mesure de penser l'impensable, de gérer l'indéterminé, de construire du nouveau à partir du radicalement nouveau, de savoir lire entre les lignes. Les esclaves ont su utiliser leur imagination pour se défaire de l'ordre colonial; c'est pourquoi ils ont créé le vodou, le créole et tout le folklore national. Cependant, cette créativité culturelle a été mise au rancart après l'indépendance en 1804.

Ce sont les paysans qui maintiennent bon gré malgré cet héritage, alors que les élites politiques adoptent un système politique, constitutionnel copié de l'Occident. Le système politique adopté ne tient pas compte de la culture nationale, de l'imaginaire africain, de ses ressources pour penser le vivre-ensemble. C'est aussi en quelque sorte ce système qui est tombé en crise dans le cadre de cette conjoncture.

Les institutions politiques, juridiques et constitutionnelles nationales haïtiennes sont le produit de la tradition occidentale, une tradition qui n'a pas été pensée, élaborée et articulée pour nous, c'est-à-dire, pour la périphérie: les pays exploités, dominés, colonisés.

Après 1804, les élites politiques haïtiennes n'étaient pas en mesure d'élaborer un système juridique, politique, économique, social et culturel à partir du matériel folklorique national.  Pourtant, dans d'autres civilisations, l'ordre politique tire sa légitimité de la tradition, mais d'une tradition vive, d'une tradition constamment pensée, repensée et actualisée.

Conjoncture politique et que faire?

J'arrive à la partie la plus difficile de cet article. D'ailleurs, j'avais antérieurement écrit que mon article se veut objectif, neutre ou impartial. Cette impartialité signifie que je pense ou j'essaie de penser la réalité à partir de sa plasticité, de sa flexibilité tout en ayant à l'esprit l'intérêt général du pays.  L'idée d'intérêt général signifie que je vais au-delà des idéologies et des intérêts de classes, de groupes ou d'associations. Autrement dit, le synonyme d'intérêt général est la vérité. L'article s'écrit au nom de la vérité ou au nom de ce qu'on prétend être vrai.

La prétention de vérité de l'article veut dire qu'il est écrit en toute sincérité, en toute franchise. D'où la possibilité de se tromper, d'errer, de dire des choses qui ne sont pas véritablement réalisables, mais qui ont quand même la prétention de l'être.

Le "que faire?" est avant tout la réponse à donner à la conjoncture politique. Mais quelqu'un pourrait m'objecter et me dire que la réponse est déjà là: dans l'accord qui a été signé entre le président sortant et le parlement.

Cette possibilité n'est pas à écarter car elle fait aussi partie de la conjoncture. Ce qui signifie qu'il faut tenir compte de certaines potentialités dont elle est porteuse. Mais la conjoncture est beaucoup plus élastique qu'un simple accord (qui ne fait pas d'ailleurs l'unanimité): il s'agit en revanche de penser l'impensable. S'il était aussi facile de résoudre une conjoncture politique aussi lourde, on ne s'y trouverait pas. Dans mon ouvrage sur la crise, j'indique aussi qu'il faut faire attention au moment de prétendre résoudre une crise; ce qui implique qu'il faut aller à l'essence de la crise. Il ne faut pas confondre l'apparence d'une solution avec l'essence de la crise. La crise est une véritable énigme, elle est rusée, elle change de formes. Elle est une multiplicité d'apparence, alors que son essence est une. Alors comment penser l'essence de la crise dans le contexte de ses manifestations apparentes plurielles?

La crise se meut entre le temps de la conjoncture et le temps de la structure. Elle s'inscrit dans une élasticité, une complexité temporelle. La conjoncture est le temps immédiat et la structure est le temps long. La solution d'une crise doit pouvoir faire cet équilibre. En outre, l'interprétation d'une crise ne peut se passer de préjugés, de références et d'intérêts multiples. Aussi faut-il tenir compte de cette problématique. Pour cela, il est possible que l'accord trouve tienne surtout compte des intérêts des acteurs qui l'ont signé et non pas de ceux que réclame la logique de la crise. Aussi, dans la solution d'une crise il faut pouvoir filtrer les passions, les prises de positions. Donc sans écarter l'accord trouvé, je crois qu'il faut pousser plus loin l'imagination, la réflexion. La réponse à notre question se trouve dans la vertu du kombite.

La vertu du kombite

La solution à la conjoncture politique actuelle peut être trouvée, selon moi, dans la vertu du kombite, cette pratique culturelle et sociale qui prévaut dans le monde paysan. Le kombite excède l'ordre juridique, constitutionnel. Le kombite met aussi en doute l'importation des modèles hégémoniques et valorise dès lors la culture local et les savoirs locaux. Il relève de l'imaginaire national collectif. Il nait d'une logique culturelle, qui remonte à l'époque coloniale. Cette logique était très originale et reposait pas sur l'imitation du modèle occidental comme l'est le système politique.

L'ordre politique, économique, social, culturel et juridique en vigueur depuis 1804 ne prend pas en considération l'esprit, l'éthique du kombite. L'esprit du kombite est le souci de soi, de l'autre, de la communauté. C'est une morale de responsabilité, de l'entre-aide, du vivre-ensemble, du partage, de l'échange. Dans le kombite, l'autre et le soi sont dans un rapport d'équilibre, de solidarité. C'est le "soi-même comme un autre" de Paul Ricœur.

Le kombite repose sur le souci de soi et de l'autre. La communauté sociale n'est pas régie par l'appât du gain, la logique de l'échange égoïste, mais c'est la logique du don et du contre-don. Ce qui soude la communauté créée par le kombite n'est pas l'envie, mais le désir d'appuyer l'autre pour l'aider à résoudre un problème. Cet autre vient spontanément aussi en aide quand le voisin a besoin de son support.

La logique du kombite n'est pas politicienne, elle ne cherche pas à donner des coups bas, à signer des accords de mauvaise intention. Elle s'inscrit dans une perspective de la promesse, de l'obligation éthique.

L'une des formes de manifestation du kombite était kita nago. Celui-ci montrait qu'il était possible de se mettre d'accord pour résoudre un problème. L'accord qui permet de résoudre le problème, grâce au kombite, n'est pas le produit d'un contrat social basé sur le calcul égoïste. C'est plutôt l'imaginaire culturel, cosmogonique qui influe dans le processus du kombite.

Dans la modernité occidentale, l'ordre politique résulte d'un contrat social fictif, qui suppose que les individus se mettent d'accord pour le construire. Les théories politiques de Thomas Hobbes, de John Locke, de Jean-Jacques Rousseau, de Baruch Spinoza misent sur l'individu isolé, égoïste. De même, les principes de la théorie de la justice du John Rawls - comme réactualisation du contractualisme moderne - présupposent cet individualisme. En revanche, le kombite va au-delà d'un simple accord volontariste, individualiste; il repose sur l'imaginaire, sur un socle symbolique qui permet de souder une communauté sociale ou politique.

Autrement dit, la solution véritable à la conjoncture politique haïtienne actuelle suppose la capacité de tirer profit du kombite, en mettant l'accent sur le dialogue, l'entente, la solidarité, le souci de l'autre. Le kombite implique le dépassement de soi, le bannissement de la haine, le sens du compromis, l'ouverture d'esprit, le sens du pardon et la nécessité de se mettre d'accord pour trouver un dénouement heureux à une situation difficile.

La vertu du kombite signifie qu'il faut dépasser les querelles politiques, idéologiques, de personnalité pour voir l'intérêt de la communauté haïtienne. Le kombite va plus loin qu'un simple arrangement institutionnel, constitutionnel ou politique. Il s'inscrit dans la longue durée: la durée de l'imaginaire collectif.

Ce que nous dit la conjoncture politique actuelle caractérisée par un vide constitutionnel, c'est la nécessité de tirer profit du kombite, de l'imaginaire collectif national pour refonder les bases du vivre-ensemble. Il y a une étroite relation entre l'imaginaire et le symbolique. L'imaginaire, ce sont les croyances, les représentations, le système de pensée et le symbolique, c'est la mise en œuvre des croyances, des représentations, bref, de l'imaginaire.

Ce que requiert la conjoncture actuelle c'est le passage de l'imaginaire (kombite) au symbolique (le sens du commun). Le passage veut dire mise en pratique du potentiel kombite. L'imaginaire devrait conduire aussi à repenser l'ordre politique, social, juridique, culturel et économique. Il reste donc aux acteurs haïtiens à faire ce saut qualitatif pour mieux saisir la vertu du kombite.

Glodel Mezilas

Docteur en Études Latino-Américaines (Philosophie, Histoire des idées et Idéologie).

Livres publiés

·         Que signifie philosopher en Haïti?  Un nouveau concept du Vodou, Paris, L'Harmattan, Octobre 2015.

·         El trauma colonial, entre la memoria y el discurso. Pensar (desde) el Caribe, Florida, EDUCAVISION, Septiembre 2015.

·         Qu’est-ce qu’une crise. Eléments d’une théorie critique, Paris, L’Harmattan, 2014.

·         Civilisation et discours d’altérité. Enquête sur l’Islam, l’Occident et le Vodou, Florida, EDUCAVISION, 2014.

·         Généalogie de la théorie sociale en Amérique Latine, Port-au-Prince, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, 2013.

 

·         Haití más allá del espejo, México, Editorial Praxis, 2011.