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Opinión | Fritz-Gérald Louis Collaborateur d’Espacio Insular

L’écrivain argentin Jose Luis Borges a déclaré qu’un homme n’est vraiment mort que lorsque le dernier homme qui l’a connu est mort à son tour. Pour sa part, le peintre Jacques Enguerrand Gourgue est bel et bien vivant car il existe encore aujourd'hui quelques personnes qui l’ont approché durant sa vie.

S’intéresser au symbole de ce peintre dans la peinture haïtienne, c’est adresser les représentations qu’il a produites, son importance et ses influences, indirectes ou non, dans le domaine de l’art visuel. S’il est aujourd’hui question de lui et de sa production, c’est parce que J. Enguerrand Gourgue est rapidement devenu une icône de la peinture haïtienne en privilégiant des thèmes que personne n’avait même effleuré avant lui. Toutefois s’impose une interrogation, ayant pour objectif de savoir, quel a été l’apport de ce peintre au rayonnement de la peinture haïtienne durant la période d’or ?

Perspicace et doté d’un esprit symptomatique qui saisit rapidement et avec justesse les évènements de son temps, Enguerrand Gourgue est considéré comme l’un des plus grands peintres ayant fréquenté le Centre d’Art grâce à son style novateur.  Plusieurs textes ont d’ailleurs été écrits sur le plasticien ; d’abord, les critiques d’art Marie Josée Nadal et Gérald Bloncourt, dans La peinture haïtienne (1987), ont brièvement étudié son œuvre et ensuite, l’historien de l’art Philippe Lerebours, dans Haïti et ses peintres (1989), relève les grands traits caractéristiques liés à son art. En revanche, Fritz-Gerald Louis, avec sa monographie intitulée Le plaisir du tragique, publié en 2012, lui voue une étude approfondie qui contribue à mettre en évidence des aspects importants de son œuvre et de sa carrière artistique. Des tableaux qui présentent les valeurs artistiques composant une partie de sa production se retrouvent à l’intérieur de cette étude. Il est donc à retenir que l’année 2012 marque finalement une étape, tout comme 1946, année durant laquelle il a fait son entrée au Centre d’art, le tout accompagné de plusieurs autres textes commémoratifs, comme : « Jacques Enguerrand Gourgue : l’esthétique du tragique » (2012) ; « In memoriam Jacques Enguerrand Gourgue » (2014); « Jacques Enguerrand Gourgue :  Le révolté » (2015); qui ont été écrits sur lui, dans le journal Le Nouvelliste, afin de diffuser au maximum la portée de son travail. Dans cet ordre d’idées, remarquons aussi que l’œuvre d’Enguerrand Gourgue a été approchée à travers la plume de la brésilienne Vanessa Massoni da Rocha, dans l’article « À la recherche de l’« au loin » : la pulsion du départ et les sens du voyage chez Nancy Huston, Emile Ollivier et Guimaraes Rosa », pour démontrer la vision étrange de l’artiste. 

La peinture de Gourgue est remarquable sous plusieurs points de vue et si les critiques s’en enthousiasment, ce n’est pas parce que son œuvre comprend une composante issue typiquement du vodou dont l’exotisme a séduit le Museum of Modern Art (MoMA) en 1947, avec La table Magique, ou encore parce qu’un grand nombre d’amants de peinture funeste y trouvent satisfaction. Demandons-nous néanmoins, cette dernière a-t-elle vraiment intégré Gourgue dans le sillage des grands peintres haïtiens ? A-t-elle permis à cet artiste de construire sa renommée, au début de sa carrière, au seuil de son inspiration ? Ces questions trouvent leur place et seront l’objet d’un autre article. Cependant, il convient de préciser que toutes les théories émises sur lui s’accordent pour le présenter comme étant un peintre tragique.

En effet, le terme de tragédie tient un rôle majeur dans toute son œuvre et Gourgue y établit une union entre la réalité et la laideur, ce qui a pour résultat de poser avec ses toiles un regard non conventionnel et sarcastique envers la société. Gourgue utilise divers codes et se réfère à différents imaginaires dont il puisait magistralement de son subconscient, ce qui rend la portée artistique de ses tableaux plus complexe, effrayante et même bizarre.  D’ailleurs obsédé par les ondes du bizarre, Enguerrand Gourgue souhaite que ses représentations suscitent une réaction d’étonnement ou de choc, bref une provocation. Il est impossible de regarder une œuvre de l’artiste sans ressentir un frémissement puisque son art cherche à émouvoir la sensibilité en bouleversant d’abord les rétines, mais aussi l’imagination de celui qui regarde. La peinture de Gourgue rentre dans ce que nous appelons « la beauté troublante ».

Sa toile Le reposoir offre une merveilleuse manière de lire une situation obscure du milieu haïtien en associant des objets du culte vodou avec des êtres non-vivants et vivants. En observant les détails reproduits sur cette toile, nous constatons qu’il s’agit d’une œuvre qui bouscule les conditions de la vision ordinaire en peinture haïtienne par rapport à ses prédécesseurs et contemporains. Ce qui est exceptionnel, ce n’est pas le motif en soi, mais la façon dont le volume a été créé sans rompre l’harmonie du tableau, son unité de ton ou la densité pigmentaire de sa surface. L’ensemble du tableau baigne dans un environnement tragique où l’individu est contorsionné.

Plonger dans l’art de Gourgue, c’est pénétrer dans une œuvre avant-gardiste qui fait l’éloge de l’expression de l’imaginaire collectif haïtien (fantasmes, cauchemars), des aspects macabres de la vie populaire haïtienne accrochée à une vision surréaliste et du réalisme de cruauté. Fritz-Gerald Louis d’ailleurs mentionne que la singularité du travail picturale de l’artiste réside non seulement dans sa manière de superposer les éléments constitutifs d’une œuvre, mais aussi dans son imposition dans la peinture haïtienne par une stupéfiante tragédie dont la puissance semble plus que jamais vivante. Le peintre s’est distingué en explorant et en peignant de nouveaux sujets, il a créé des personnages démoniaques ayant des postures exceptionnelles exprimant tantôt un humour noir, tantôt une colère crue, radicalisé ses contrastes chromatiques et redéfinit l’espace sur une toile, en plus d’avoir su changer l’orientation de la perception des volumes.

Force est de constater que les œuvres de Gourgue sont loin d’être obsolètes, car vingt-quatre ans après son voyage vers l’Orient, elles perdurent encore dans notre temps. Chaque courant de peinture en Haïti puise une inspiration en son art qui se retrouve dans presque toutes les formes d’expression picturales liées à la représentation populaire. Ce qu’il a peint n’est au fond que le fruit de la mentalité collective du peuple haïtien, d’un milieu rural ravagé par l’érosion et la sècheresse, puis d’une situation socio-politique en bouleversement, ce qui est encore d’actualité.

Gourgue a laissé un nombre important de toiles dont la plupart de celles-ci se retrouvent aujourd’hui à l’extérieur du pays, aux mains de collectionneurs et de galeristes. La majorité d’entre elles, pour ne pas dire toutes, invitent à un voyage initiatique dans un monde de l’étrange où ses créations issues de scènes cauchemardesques ou encore de son imagination grandiose, sont tout à fait fascinantes. 

Fritz-Gerald LOUIS

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Bibliographie

Da Rocha, Vanessa Massoni. (2015). « À la recherche de l’« au loin » : la pulsion du départ et les sens du voyage chez Nancy Huston, Emile Ollivier et Guimaraes Rosa », dans Ecos de Linguadem, pp.1-17.

Lerebours, M. Philippe. (1989). Haïti et ses peintres de 1804 à 1980 souffrances et espoir d’un peuple, Tome I et II, Port-au-Prince, Imprimeur II, 361, 467 p.

Louis, Fritz-Gerald. (2012). Le Plaisir du tragique, mémoire de licence (Histoire de l’art et archéologie), Université d’État d’Haïti, 50 p.

Nadal M. Josée, Bell Elisabeth, Bloncourt Gérald. (1987). La peinture haïtienne, Paris, édition Nathan, 208 p.